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Suivi populaire pour le droit à l’alimentation et à la nutrition 
Manifeste


Les peuples du monde entier, particulièrement dans l’hémisphère sud, sont soumis à une violence de plus en plus intense et variée. Cette violence a des conséquences directes ou indirectes sur la réalisation du droit humain à  l’alimentation et à la nutrition ainsi que celle des droits connexes.

La grande majorité des violations du droit à l’alimentation et à la nutrition sont liées d’une part à des actions ou des omissions d’autorités publiques, d’autre part à des abus et des crimes perpétrés par des entreprises transnationales et autres entreprises commerciales. Ces actes de violence prennent différentes formes: accaparement de terres, expulsions, mariage d’enfants, violence sexiste, travail forcé, utilisation abusive par l’agroindustrie de produits agrochimiques aux conséquences désastreuses pour la santé et l’environnement, criminalisation de leaders de mouvements sociaux et de défenseurs de droits humains, accaparement des océans et des ressources halieutiques, marketing abusif de nourriture malsaine, et promotion du changement climatique. Ces violations entraînent la faim, la malnutrition, la perte de modes de vie et de qualité de vie. Elles reflètent le manque de souveraineté des peuples eu égard à leurs propres vies et à leurs propres corps et démontrent l’indifférence de gouvernements nationaux face aux besoins et aux priorités de leurs peuples et le non-respect de leurs obligations vis-à-vis de droits humains reconnus à l’échelle internationale.

Face à ces défis, des peuples, communautés et groupes communautaires s’organisent de diverses manières afin de résister à cette violence grandissante perpétrée par des acteurs puissants aux niveaux mondial, national et local. La résistance s’est intensifiée récemment pour construire une convergence des luttes pour la terre, l’eau, les semences, la souveraineté alimentaire, la santé et des conditions de travail décentes sur base de processus locaux, nationaux et régionaux, en Afrique de l’Ouest et en Amérique latine par exemple.

Le Réseau mondial pour le droit à l’alimentation et à la nutrition[1], lancé en 2013, appuie un certain nombre de ces processus. Il place le cadre des droits humains au cœur de toute action d’accompagnement et de facilitation visant à l’unification des luttes populaires, au renforcement de la capacité des peuples à tenir leurs gouvernements responsables et à la promotion de la cohérence des politiques. De telles politiques, cohérentes, doivent viser et aboutir à la réalisation progressive du droit humain à l’alimentation et à la nutrition ainsi qu’à celle des droits connexes, à la souveraineté alimentaire des personnes, des communautés et des pays.

Contexte : Pourquoi un outil de suivi alternatif ?

Depuis 2000 et le développement des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), le suivi et la production de données sont devenus des outils de plus en plus importants pour appuyer mesures et interventions politique – mais il reste fondamental de questionner les données : d’où proviennent-elles, que mesurent-elles et à qui profitent-elles. Le problème du suivi de la faim est que, en tant que concept, il peut être défini et mesuré de différentes manières. Or, le choix de la façon de mesurer répond souvent à des objectifs politiques spécifiques qui, dans les faits, influencent profondément les méthodes[2] et les résultats. Diverses institutions, de la Banque mondiale à l’Institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires (l’Indice de la faim dans le monde), en passant par l’UNICEF et l’OMS, et bien sûr la FAO (l’état d’insécurité alimentaire dans le monde), ont développé divers types de mesures et méthodes de calcul du nombre de personnes souffrant de faim et de malnutrition dans le monde. Toutes ces méthodes génèrent des informations intéressantes, mais ne permettent pas de saisir totalement comment on mesure la faim, car elles font l’impasse sur plusieurs éléments tels que les problématiques de distribution et les chocs à court-terme, et ne prennent pas non plus en considération les multiples dimensions, causes et conséquences de la faim.[3]

Les systèmes actuels de suivi de l’insécurité alimentaire se basent principalement sur des mesures quantitatives, relatives notamment aux apports caloriques, aux revenus ou aux dépenses liées à l’alimentation, à la production agricole, et se focalisent sur les résultats aux niveaux individuel et domestique. Ces systèmes de suivi prennent rarement en compte les problématiques de discrimination liées au statut socio-économique, au genre et à l’ethnicité, à la dépossession, aux structures de propriété et d’accès à la terre, au travail et au capital, ainsi que les évaluations plus qualitatives liées au bien-être et aux capacités humaines. En outre, les personnes affectées par l’insécurité alimentaire et nutritionnelle sont souvent traitées comme de simples objets de mesure plutôt que comme des sujets qui devraient pouvoir s’exprimer sur la définition des éléments et la méthode de suivi ainsi que les politiques conçues suite à la collection des données.

Les mouvements sociaux utilisent de plus en plus les instruments de droits humains[4], non seulement pour défendre leurs membres victimes d’abus et de violations mais aussi pour développer des politiques publiques et des réglementations permettant de créer les conditions structurelles à l’exercice des droits sociaux. Le cadre du droit humain à l’alimentation a été intégré à la fois aux niveaux national, régional et international. Or, il s’agit là d’une avancée et d’un impact potentiel sur la qualité de vie des personnes qui n’est pas repris par les rapports de suivi existants sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle, comme par exemple le SOFI (L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde). Ces rapports n’incluent d’ailleurs aucuns indicateurs de suivi de la participation populaire, de la gouvernance, de l’imputabilité et de la cohérence des politiques avec les droits humains, et ne font aucun liens avec les autres facteurs qui affectent la réalisation du droit à l’alimentation et à la nutrition.

Suivi dans le sillage des Objectifs de développement durable (ODD)

L’adoption formelle du Programme de développement durable à l’horizon 2030[5]  marque le début d’une nouvelle ère dans le développement des mécanismes de suivi –  tous les pays travaillant maintenant à la transposition des ODD dans leurs contextes nationaux respectifs par le développement d’un plan d’action national. La mise en œuvre des ODD fera l’objet d’un suivi basé sur un ensemble de 233 indicateurs mondiaux[6] adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies au premier semestre 2016. Le processus de suivi se fera aux niveaux national, régional et mondial ainsi que par thématiques.

En même temps que les indicateurs de mesure de progrès des ODD se sont développés, il est devenu de plus en plus clair qu’ils ne parviendraient pas à répondre aux besoins et aux demandes de la société civile. Les indicateurs omettent d’intégrer l’approche basée sur les droits humains, minimisent les obligations légales qu’impliquent les normes relatives aux droits humains, promeuvent un glissement dangereux vers le « partenariat multi-acteurs » au détriment des détenteurs de droits, et dégage davantage encore l’État de ses devoirs et obligations envers les droits humains. La mise en œuvre des ODD risque de promouvoir des schémas de « développement » dirigés par des multinationales et de donner la priorité à des indicateurs fondés sur des données, omettant d’inclure les personnes plus affectées par la faim et la malnutrition dans l’évaluation des progrès ainsi que les causes de la faim et de la malnutrition. Cette sempiternelle tendance à se focaliser sur la récolte de données concrètes, au lieu d’évaluer les causes structurelles de l’insécurité alimentaire et nutritionnelle telles que les inégalités, la pauvreté et la malnutrition, biaise la réalité du terrain et ne permet pas de saisir les enjeux prioritaires pour les personnes les plus affectées et sujettes aux violations de droits humains.[7]

Malgré ces défis, les ODD vont prédominer dans le discours mondial et le programme de développement des 15 prochaines années. Le suivi des ODD ne devrait pas restreindre les actions et les priorités des organisations de la société civile et des mouvements de base à des séries de données concrètes et d’indicateurs de progrès internationaux. AU lieu de cela, les priorités du terrain devraient être transcrites dans l’interprétation des ODD, reflétées dans les données collectées et  dans les politiques élaborées.

Défis pour la société civile

Il est important que les efforts de la société civile pallient également les lacunes laissées par les ODD, tout comme celles, inévitables, laissées par les États dans le suivi relatif aux droits humains. Il est également important, pour la société civile, de questionner la manière dont l’opérationnalisation des droits humains peut guider la mise en œuvre des ODD et, inversement, comment les ODD peuvent être des outils d’opérationnalisation et de réalisation des obligations relatives aux droits humains.

La société civile et les mouvements sociaux ont le besoin impérieux de faire le suivi de ces objectifs – et de créer les méthodes à même de soutenir un suivi et un plaidoyer plus étendus, au travers de mécanismes internationaux ainsi que de plateformes régionales et locales. Ils doivent aussi pouvoir valoriser l’analyse des causes structurelles des violations de droits humains. Cette initiative populaire de suivi vise à comprendre comment promouvoir la responsabilité publique vis-à-vis des droits humains au sein des processus pertinents – en connectant les efforts de la société civile aux institutions internationales à Rome, Genève et New York, ainsi qu’aux institutions régionales en Afrique et aux Amériques, et en en garantissant la cohérence.

Dans l’approche globale des droits humains, tous les ODD sont importants. Cela dit, nos efforts de suivi se concentreront directement sur l’Objectif 2 : Éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable, mais dont le progrès reste indissociable du progrès des autres ODD, car le droit à l’alimentation et à la nutrition ne peut se réaliser en vase clos.

Le Conseil de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) discute actuellement de sa relation au Programme de développement durable à l’horizon 2030 – et particulièrement à l’Objectif 2. On peut considérer la promotion de la mise en œuvre des politiques du CSA comme la contribution majeure à l’avancée du nouveau Programme. On peut aussi considérer le mécanisme de suivi novateur du CSA comme complémentaire au système de suivi des ODD (fortement basé sur les données concrètes et les indicateurs). Cette complémentarité a toute son utilité compte tenu que le mécanisme du CSA met l’accent sur la participation directe des contributeurs principaux à la sécurité alimentaire et aux personnes les plus affectées par l’insécurité alimentaire et la malnutrition (petits producteurs, travailleurs et groupes les plus vulnérables à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle) ainsi qu’en vertu de sa nature qualitative. Le système de suivi du CSA peut dès lors compléter les mesures de progrès quantitatifs par une évaluation qualitative de l’efficacité des instruments politiques visant l’avancement du Programme sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle, et éliminer les obstacles structurels à la mise en œuvre du nouveau Programme.

Le Projet de suivi populaire

En 2004, les États membres de la FAO ont adopté les Directives volontaires à l’appui de la concrétisation progressive du droit à une alimentation adéquate dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale[8], qui doivent guider les États dans la création de politiques de réalisation du droit à l’alimentation et suggèrent que les États mettent en place des mécanismes de suivi de la mise en œuvre de ces directives (Directive 17).

Afin de réaliser un suivi basé sur les droits humains[9], les indicateurs de ce processus de suivi alternatif se sont inspirés des Directives sur le droit à l’alimentation et d’autres instruments basés sur les droits humains et promus par la société civile auprès du CSA. Parmi ceux-ci, on peut mentionner les Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts, le Cadre stratégique mondial (CSM), et le Cadre d’action pour la sécurité alimentaire et la nutrition lors des crises prolongées. Faisant aussi le lien avec les Objectifs de développement durable, le processus de suivi vise à dépasser la collecte de données et l’activité des États pour analyser d’une part si les États répondent à leurs obligations en matière de droits humains, d’autre part les problématiques structurelles qui mènent à la violation de ces droits.

En omettant d’utiliser des indicateurs basés sur les droits humains, le suivi traditionnel manque aussi les indicateurs et l’information reflétant les priorités des mouvements de base. Or, les données sont souvent trompeuses : la façon de collecter les données, de les présenter, les personnes qui se trouvent derrière la collecte de données, sont autant d’éléments souvent incompris. Ce qui est clair cependant, c’est que les priorités et les besoins des peuples tout comme la situation sur le terrain ne sont pas reflétés.

Le suivi traditionnel appliqué à la sécurité alimentaire et nutritionnelle ne traite pas la question fondamentale concernant le contrôle social du système alimentaire, et notamment des ressources naturelles (par opposition à la nature en tant que ressource ou service). Il crée ainsi des interférences et propose des solutions basées sur le modèle industriel actuel de production qui nourrit une économie mondiale et par conséquent inégale. Protéger le droit humain à l’alimentation et à la nutrition signifie aussi soutenir les petits producteurs dans le maintien de leurs modes de vie et accès aux ressources naturelles, soutenir les droits des femmes, et créer les conditions nécessaires à l’inclusion au centre des processus décisionnels des communautés et des groupes les plus affectés par l’insécurité alimentaire.

L’initiative se veut un projet de recherche-action participatif, basé sur le dialogue avec les mouvements sociaux et les organisations communautaires. Elle restera flexible dans son approche et sera testée, ajustée et affinée au fil de l’avancée du projet. Le succès d’un plaidoyer est toujours le fruit d’un travail collectif. Nous appelons donc les personnes souhaitant soutenir et participer à ce processus collaboratif et continu à nous rejoindre ![10]


[1]               www.righttofoodandnutrition.org 

[2]             Edoardo Masset, “A Review of Hunger Indices and Methods to Monitor Country Commitment to Fighting Hunger,“ Food Policy,  vol. 36, no. 1, January 2011. (En anglais uniquement).

[3]             Masset, ibid.

[4]             Spécifiquement les mécanismes d’examen du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, dont le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies (CESCR, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), le Comité des droits de l’enfant (CRC) et l’Examen périodique universel (EPU).

[5]             https://sustainabledevelopment.un.org/post2015/transformingourworld (en anglais uniquement). Vous pouvez visionner une autre page du site des Nations Unies en français ici: http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/.

[6]             Ces indicateurs ont été développés par le Groupe interinstitutions et d’experts sur les indicateurs relatifs aux ODD pour accord final par la Commission statistique des Nations Unies en mars 2016 et adoption conséquente par l’Assemblée générale de l’ONU. 

[7]             Voir la déclaration du Mécanisme International de la Société Civile pour le  Comité de la sécurité alimentaire mondiale, 42ème session, octobre 2015 : http://www.csm4cfs.org/news/?id=236

[8]             Directives volontaires à l’appui de la concrétisation progressive du droit à une alimentation adéquate dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale, adoptées lors de la 127ème session du Conseil de la FAO, novembre 2004. http://www.fao.org/docrep/009/y7937f/y7937f00.htm

[9]                  Pour plus d’information sur l’approche de FIAN pour un suivi basé sur les droits humains au sein des instances du Conseil des Droits de l’Homme, voir : Screen State Action against Hunger! How to use the voluntary Guidelines on the Right to Food to monitor public policies?, 2007, FIAN International, http://www.fian.org/fileadmin/media/publications/2007.11_Screen_state_action_against_hunger_How_to_use_the_Voluntary_Guidelines…..pdf (en anglais).

[10]            Pour plus d’information sur comment nous rejoindre, contactez Emily Mattheisen (FIAN International)  mattheisen@fian.org.